Grande première sur la planète mathématique. Une femme s'invite parmi les quatre lauréats de l'une des récompenses scientifiques les plus réputées, la médaille Fields, considérée comme le Nobel de la discipline.
Mercredi 13 août, Maryam Mirzakhani, 37 ans, iranienne et professeur à Stanford aux Etats-Unis, a été primée à Séoul (Corée du Sud) lors du 27e congrès international quadriennal des mathématiques, devant près de 5 000 participants. Elle partage cet honneur avec le Franco-Brésilien Artur Avila, le Canadien Manjul Bhargava et l'Autrichien Martin Hairer.
Maryam Mirzakhani vient interrompre une longue série mathématique : depuis 1936 que cette récompense, dotée de 15 000 dollars canadiens (10 000 euros), existe, 52 hommes, âgés de moins de 40 ans – comme c'est la règle – l'avaient reçue.
Ingrid Daubechies, la présidente de l'Union mathématique internationale qui organise notamment la sélection des médailles Fields :
« C'est une grande joie d'être témoin de la première médaille Fields décernée à une femme. Tout chercheur en mathématique vous dira qu'il n'y a pas de différence entre les maths faites par une femme ou un homme et, évidemment, la décision du comité est basée seulement sur les résultats de chaque candidat ».
Signe des temps, cette chercheuse belge, professeur à l'université Duke, était devenue en 2010 la première femme à diriger la communauté mondiale des mathématiciens.
« ELLE DEVIENT UN MODÈLE À SUIVRE »
Néanmoins, la discipline est en retard sur le plan de la féminisation par rapport à d'autres sciences. En France, seuls 18 % des maîtres de conférence en mathématiques fondamentales étaient des femmes en 2012, contre parfois plus de 50 % en biologie.
« Le nombre de femmes mathématiciennes est très faible, cela contribue à véhiculer l'idée fausse selon laquelle les mathématiques ne seraient pas une activité adaptée aux filles », regrette Laurence Broze, professeur à l'université de Lille-III et présidente de l'association Femmes et mathématiques, qui existe depuis vingt-cinq ans.
« Nous sommes évidemment ravies lorsqu'une femme obtient une distinction importante, car elle devient un modèle à suivre, condition essentielle pour que les jeunes filles envisagent certaines orientations ».
« Maryam a une impressionnante série de résultats fantastiques depuis dix ans. Ses percées ont considérablement vivifié un domaine très actif », témoigne Curtis McMullen, de l'université de Harvard (Etats-Unis), médaille Fields 1998 et directeur de thèse de la lauréate.
Celle-ci est spécialiste de géométrie et de la dynamique de surfaces un peu bizarres, comme les surfaces hyperboliques, en forme de selle de cheval. Un de ses résultats majeurs porte sur les déformations des surfaces avec des « anses » (un peu comme des bretzels mous) et sur le décompte des boucles que l'on peut fermer sur ces espaces. Pour le moins abstraits, ces objets correspondent pourtant à des situations réelles en physique dans les théories contemporaines essayant de décrire l'infiniment petit en réunissant la gravitation et la mécanique quantique.
LA FRANCE DEVIENT LE PAYS LE PLUS PRIMÉ
Le cru 2014 de la médaille Fields confirme également l'internationalisation de l'excellence mathématique. Artur Avila, 35 ans, est le premier Brésilien – il a aussi la nationalité française – et le premier Sud-Américain récompensé. Directeur de recherche au CNRS, il travaille au Brésil à l'Institut national de mathématiques pures et appliquées (IMPA) et, en France, à l'Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive gauche.
Manjul Bhargava, tout juste 40 ans, professeur à Princeton (Etats-Unis), est quant à lui le premier Canadien à remporter ce prix. Enfin, Martin Hairer, 38 ans, de l'université de Warwick (Grande-Bretagne) est le premier Autrichien du palmarès.
Cette liste montre aussi le rôle dominant joué par le système académique des Etats-Unis. Car si depuis 1990, aucun Américain de nationalité n'a reçu la médaille Fields, la moitié des lauréats (11 sur 22 depuis 1994) ont un poste dans ce pays, dans les centres réputés que sont Harvard, Princeton, l'Institut pour les études avancées…
Avec la médaille d'Artur Avila, la France devient le pays le plus primé avec douze médailles, à égalité avec les Etats-Unis (en comptant Alexander Grothendieck, apatride mais formé et ayant exercé en France). Cependant, le parcours de ce jeune chercheur est différent de celui de ses prédécesseurs français qui, tous, sont passés par l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, à Paris.
Lui a commencé sa formation au Brésil jusqu'à sa thèse, avant de la compléter en France, d'abord au Collège de France, dans l'équipe de Jean-Christophe Yoccoz (médaille Fields 1994), puis au CNRS. Ce cursus original doit beaucoup à une spécificité française disparue : le volet coopération du service militaire obligatoire. « L'IMPA a été un vivier pour la collaboration scientifique et il y a toujours eu des Français travaillant là-bas, comme Jean-Christophe Yoccoz », explique Etienne Ghys, directeur de recherche du CNRS à l'ENS Lyon, qui a été également du voyage.
En 2006, ce partenariat franco-brésilien s'est matérialisé par la création d'une unité mixte internationale entre l'IMPA et le CNRS. « Je suis doublement franco-brésilien, par la nationalité et par les maths », s'amuse Artur Avila.
Même si aucun grand théorème n'a été résolu par les récipiendaires, comme ce fut le cas par exemple au congrès de 2010 – pour la démonstration de la conjecture de Poincaré –, ils ont fait avancer leur discipline à grands pas.
Manjul Bhargava, as de la théorie des nombres, cherche à savoir si des équations ont ou non des solutions. Martin Hairer, spécialiste des équations à dérivées partielles auxquelles des termes aléatoires sont ajoutés, a étonné la communauté en proposant une nouvelle théorie permettant de donner un sens mathématique à des opérations qui n'en avaient pas a priori. Ce qui lui a permis d'étudier une feuille dont un bord brûle, ou la diffusion d'un neutron dans un coeur de réacteur nucléaire…
Quant à Artur Avila, il accumule les résultats majeurs dans le champ des systèmes dynamiques, dont l'archétype est la rotation des planètes qui devient vite complexe dès qu'il y a plus de deux corps en mouvement. Il s'est, par exemple, intéressé au comportement de boules lancées sur des billards rectangulaires ou polyédriques pour savoir si elles restent groupées ou non. La réponse est oui pour les billards rectangulaires ou carrés, mais pas pour la plupart des autres.
Pour Ingrid Daubechies :
« Les travaux des récipiendaires 2014 couvrent des domaines mathématiques très différents, témoignant de la vitalité de beaucoup de directions dans la recherche mathématique actuelle. Ils illustrent aussi les étincelles de créativité qui peuvent jaillir en combinant des approches de plusieurs domaines ou des outils qui n'étaient pas nécessairement reliés auparavant. »